fragments de vies collés ensemble • babydoll

C'était encore une belle journée. Parce que pour Chelsea, toutes les journées étaient belles. Elle s'était levée de bonne humeur comme toujours, avait mangé des tartines de confiture au petit déjeuner avec Papa et Maman, puis elle avait attrapé son joli cartable en cuir et son bâton magique, sur lequel elle avait volé jusqu'au lycée. Même si, en vérité, son bâton en plastique n'avait absolument rien de magique. C'était dans sa carte de tarot, l'As de Bâton, qu'était inscrit le sort qui lui permettait de léviter nonchalamment. Mais comme flotter dans le vide c'était quand même beaucoup moins classe que sur un bâton volant, elle préférait jouer le jeu de la parfaite petite sorcière.

L'As de Bâton, c'est l'une des premières cartes que Chelsea a gravées dans le mois qui a suivi l'obtention de son pouvoir. Parce que les magical girls se déplacent facilement et font des acrobaties de fifolles, c'est bien connu. Alors il lui fallait un sort pour ne plus être soumise aux lois de la pesanteur ; ou plutôt, pour les plier à son bon vouloir. Une fois le sort activé, Chelsea se sentait libérée : elle était en vol libre. Elle avait mis longtemps à confectionner le sort, en rectifiant sans cesse le motif magique. Ses premiers échecs avaient été désastreux. Comme la fois où elle avait enfin réussi à produire une lévitation stable ; avant de se rendre compte que tout déplacement lui était impossible et qu'elle lévitait simplement à un petit mètre du sol, statique au possible. Ou cette autre fois où le sort l'avait faite s'envoler, encore et encore, cette fois sans moyen de s'arrêter. Heureusement, elle avait pensé à réactiver sa carte rapidement, mettant ainsi fin au sortilège avant qu'elle ne se soit retrouvée à plus de quatre mètres au-dessus du sol. Mais une chute de quatre mètres, c'était déjà beaucoup.




En milieu d'après-midi, Chelsea repassait enfin le seuil de sa maison. Enfin rentrée ! Chelsea aimait l'école. Mais ce qu'elle aimait encore plus, c'étaient ses patrouilles dans la ville.

« Coucou ! » annonça-t-elle en passant le seuil de la porte, pour voir si Maman était là.

Le silence qui lui fit écho répondit par la négative, déclaration qui fut confirmée par celle du petit mot que Maman avait laissé sur la table de la cuisine. L'adolescente se servit un verre de lait et deux cookies, et monta son goûter dans sa chambre.

« Je suis rentrée, Yue. »

L'intelligence artificielle de son ordinateur lui répondit d'une voix robotique : « Bonjour, Chelsea. »

La jeune fille déposa son cartable et s'installa à son bureau pour y prendre son goûter, tout en parcourant son flux d'actualité. Elle se focalisa sur les infos concernant Equilibrium, et les parcourut du regard tandis qu'elle demandait à l'IA d'une voix distante si elle avait des messages. Rien à signaler aujourd'hui. Bien, elle se contenterait d'un de ses parcours de routine, et elle verrait bien si elle trouvait quelqu'un qui avait besoin d'aide.

Elle venait d'ouvrir sa penderie pour y choisir sa tenue du jour lorsque l'on sonna à la porte. Intriguée, elle descendit ouvrir, un jupon blanc à la main, et tombée nez à nez avec un jeune homme qui tenait un bouquet de fleurs. Imperturbable, il demande Madame Peterson. Chelsea pense d'abord à une livraison, mais le mot cadeau, à la place d'un terme plus neutre comme colis ou paquet, l'interpelle. Elle le regarde de haut en bas avec ses grands yeux verts, curieuse. Quelque chose dans son visage lui semble familier, mais elle a du mal à mettre le doigt dessus.

« Elle est sortie » lui répond-elle. Elle le fixe un peu plus, cherchant à estimer la différence d'âge ou de statut qu'il peut y avoir entre eux, et finit par choisir le tutoiement. « Tu veux entrer ? Je vais essayer de voir si elle en a encore pour longtemps. »

Convaincue du caractère rhétorique de sa question – Chelsea n'imagina pas un instant que le garçon pût refuser son offre, tant elle lui semblait naturelle – l'adolescente sortit son smartphone et fit quelques pas à l'intérieur de la maison, laissant au nouveau venu le soin de refermer la porte derrière lui.

« Kerberos, appelle Maman » demanda-t-elle à l'appareil au design épuré qui se trouvait dans sa main. En passant, elle accrocha distraitement le jupon qu'elle tenait encore dans l'autre main à une applique, et se dirigeait nonchalament en direction de la cuisine.

Le garçon entre à sa suite et se glisse dans le salon. Parfait. Chelsea se dérobe à son champ de vision pour aller fouiller dans l'un des placards de la cuisine. Elle a laissé sonner trois fois, puis elle raccroche en surveillant la porte de la cuisine, pour s'assurer qu'il ne la voit pas. Elle pose le téléphone et se met à parler toute seule.

« Ah, allô Maman ? Ça va ? » Elle pense à marquer ses pauses, simule la conversation. « Oui oui ça va bien, je suis rentrée, j'ai vu ton mot— » Nouvelle pause. « Ah oui, tu sais quand tu rentres ? Il y a quelqu'un qui voulait te voir. Il t'a apporté un paquet. » Elle enchaîne avec quelques « hmh » approbateurs. C'est qu'elle est convaincante, la coquine. « D'accord, conclue-t-elle d'une voix guillerette. À tout de suite ! » Sur la pointe des pieds, elle attrape le vase qu'elle était allée chercher et le remplit d'eau. Elle tape rapidement un message à sa mère pour lui dire que l'appel était une erreur, qu'elle est bien rentrée à la maison, et elle s'en revient dans le salon avec son butin, tout sourires.

« Tiens, j'ai trouvé un vase pour les fleurs. » Elle le pose sur la petite table basse du salon, et lui lance un regard insistant, comme pour l'inviter à y mettre les fleurs lui-même. Il vient aux nouvelles. « Oui ! répond-elle sans hésitation. Elle fait juste une course dans le quartier, elle en a pas pour longtemps. » Tu es une petite menteuse, Chelsea. Tu sais que Maman ne rentrera pas avant vingt bonnes minutes au moins. Mais tu sais aussi que si tu lui dis ça, il risque de repartir. Tu aurais pu prévenir Maman comme tu l'avais dit, peut-être qu'elle serait rentrée. Mais tu avais peur qu'elle ne te laisse pas l'occasion de mener ta petite enquête. Tu voulais savoir ce qu'il en était.

La gamine s'assit sur le canapé, toujours dans son uniforme scolaire, et fixa ses yeux verts sur l'inconnu, le regard pétillant. Les questions se bousculaient sur le bord de ses lèvres. Elle finit par se jeter à l'eau.

« Tu viens pour son anniversaire ? »

C'est la réponse qui ouvre la vanne au flux de questions. Il en a déjà tellement dit, dans cette simple réponse. Il en dira plus. Chelsea sent comme un pendant à sa propre curiosité, dans l'attitude du garçon. Dans ses mots pesés. Dans son regard insistant. Mais c'est une curiosité lourde, sérieuse ; soucieuse.

Plus elle l'observe, et plus elle veut en savoir. Alors elle attrape sa réponse au vol, et lui renvoie la balle avec une nouvelle question.

« Et qui est ce mystérieux bienfaiteur ? » décoche-t-elle avec un sourire espiègle.

Dis-moi tout, boucles d'or. Raconte-moi ce qui te dévore le coeur. Cette douleur qui voile ton regard et creuse ton visage. Quand tu braques sur moi ce regard si lourd, que cherches-tu ? De quoi cherches-tu à m'accuser, quelles réponses viens-tu trouver ?

Elle peine à retenir ses trépignements. Elle est beaucoup trop curieuse, Chelsea. Collante. Intrusive. La tristesse du visage qu'elle a en face d'elle ne l'arrête pas, elle ne se drape d'aucune pudeur. Spontanée, beaucoup trop directe. Maligne. Elle veut tout savoir, Nils. Qui tu es, d'où tu viens, et ce que tu rapportes avec toi dans cette maison. Dis-moi tout, boucles d'or, et je trouverai les réponses que tu es venu chercher.

Je te raconterai tout.