T'es sûr que ça va, gamin ?
Non, bien sûr que non, il ne peut pas aller bien.
Il a faim, il a soif, il a froid, et tout son corps lui fait mal. Il faudrait qu'il se bouge un peu. Qu'il se lève du sol froid sur lequel il s'est avachi, pour aller se chercher de quoi manger, ou un plaid pour s'y enrouler et couvrir son corps à moitié dénudé. Au moins l'un des deux. Sinon, il ne tiendra pas. Il lutte contre le sommeil. Difficilement. Ses paupières sont lourdes, malgré toutes les douleurs qui le traversent - tant celles de son estomac qui gronde, de son dos, de ses jambes. Le plus douloureux encore, ce sont ses lèvres. Elles sont gercées, comme si le temps dehors était glacé, alors que les hivers sont doux ici - mais en l'absence de chauffage, l'intérieur de la pièce est toujours froide. Encore un peu, et la peau fragile qui les recouvre s'ouvrira, laissant s'échapper un liquide rouge et chaud.
Il désirerait presque sa chaleur, cette brûlure sur sa langue, sur son menton.
T'es comme une épave, gamin.
Va crever.
Il se lève. Ou du moins, il essaie. Il pose les mains à terre pour essayer de se donner un peu d'élan. Ses jambes sont des brindilles. L'effort les fait trembler. Lentement, à se redresser comme il peut. Un frisson le traverse quand il parvient enfin à se mettre debout ; il ressent un courant d'air provenant de la fenêtre mal isolée. Sur le coup de l'effort, la tête lui tourne. Il a l'impression d'être malade, il a envie de vomir - mais il n'a rien à rejeter, son ventre est vide, il n'a pas encore mangé. Cette nausée ne lui est pas étrangère. C'est le signe de sa pauvreté, de son incapacité à prendre soin de lui tout seul. Ils sont où, tes parents, gamin ? Pas morts. Il les voit rentrer de temps en temps, mais ils n'échangent jamais un mot. Ce sont juste deux silhouettes décharnées qui ne viennent que lorsqu'elles ont besoin d'un toit pour dormir. Elles ne lui rapportent rien. Elles lui prennent. Les réserves diminuent un peu quand elles viennent passer la nuit ici. Elles ne font pas attention à ce qu'elles laissent derrière elles. Pas même s'il s'agit de leur propre fils. La chair de leur chair, ce n'est rien. Du moment que le gamin peut se débrouiller tout seul, on se fiche de savoir ce qu'il fait.
Il rêve d'un pull, le gamin. Quelque chose qui le couvrirait plus efficacement que ces interminables t-shirts qu'il ne cesse d'enfiler. Un vêtement qui lui irait jusqu'au poignet. Où il pourrait s'envelopper comme dans un cocon. Mais pas assez d'argent. L'argent file, il ne sait pas où. Dans la nourriture, principalement. Ailleurs, aussi, mais il ignore où. L'ignorance va le tuer, un jour. On ne gère pas une vie à partir de rien. Il faut une base. Quelque chose.
La nausée passe un peu. Il parvient à esquisser quelques pas jusqu'à son lit, avant de s'y étaler de tout son long. Il ramène la couverture autour de lui. Il grelotte. Il aurait bien envie de pleurer, mais les larmes sont si froides. Les sillons qu'elles vous tracent sur les joues sont humides et collants, cela lui donne l'impression d'être marqué à vie. Peut-être l'est-il déjà. Peut-être s'est-il déjà cassé, avant même d'avoir déjà eu l'occasion de commencer son existence. Il n'est plus rien. Juste un néant qui se meut en silence.
* * *
Il n'y a rien de plus terrible qu'une personne qui désire s'approprier ce qui est à tout le monde.
Elle est vieille. Très vieille. Voilà ce qui lui saute aux yeux. Il est impressionné par la profondeur de ses rides, par les taches brunes qui parsèment sa peau. Elle n'est pas désirable. Mais elle a de l'argent. Beaucoup d'argent. De nombreux billets qui vous tombent dans la main sans la moindre difficulté, pour peu que vous lui donniez l'accès à votre lit. C'est cela qui la rend, au final, plus attirante encore que toutes les jeunes beautés qui se pavanent dans les rues. Non pas son physique ; non pas son intelligence ; uniquement son argent, et la facilité avec laquelle il est possible de s'en emparer.
Elle n'est pas une amante silencieuse. Elle gémit souvent quand ils font l'amour.
« Je t'aime, Cloud. Je t'aime. »
Elle répète sans cesse cette litanie, infiniment, comme si elle espérait l'en convaincre, ou parce qu'elle ressent le besoin de se justifier. Elle y croit, très certainement. Même si lui ne comprend pas trop pourquoi elle le répète. Que trouve-t-elle de si charmant chez ce gamin trop maigre, à la peau trop blanche, aux cheveux beaucoup trop longs, qui ressemble bien plus à une poupée qu'à un homme ? Il n'est pas vraiment viril. Il n'a rien à lui proposer. Il ne fait qu'engloutir son argent. Mais elle est là, à chaque fois. A lui répéter des mots d'amour.
Cloud se dit que ce serait bien d'y croire.
Il n'a pas envie d'être aimé. L'amour, c'est pour les faibles. C'est une chaîne qui vous rend prisonnier de l'autre, qui vous oblige à satisfaire ses désirs dans l'espoir d'attirer son attention. Elle le paie plus que les autres, parce qu'elle le veut pour elle seule. Elle refuse l'idée qu'il puisse en voir une autre après elle. Même si cela ne le retient pas. Elle l'abreuve de cadeaux, qui ne sont d'ailleurs pas trop mal choisis, puisqu'ils sont tous coûteux et élégants, quand bien même cela ne correspond pas à ses goûts. Cloud n'a pas envie d'être aimé, mais ce serait bien quand même. Ça rapporte plus. Et puis, il y a une véritable contrainte à se vendre toutes les nuits. Il a ses clients réguliers, et puis ceux qui ne viennent une fois. Tant de monde à satisfaire. Tant d'exigences divergentes. Et la douleur. Elle ne cesse jamais. Il souffre depuis l'enfance, et il comprend bien que cette voie ne lui permettra pas de s'en échapper. Il faudrait peut-être songer à ses arrières. Essayer de penser à l'avenir.
Elle le monopolise de plus en plus. Elle est amoureuse et cela se sent. Il n'y a rien de désirable en elle. Même sa nature profonde est laide. Quelqu'un qui trompe sa solitude en achetant les faveurs d'un jeune désœuvré, cela n'a rien de bien glorieux. Il la méprise, dans le fond. Il ne la déteste pas, cela dit. Il dépend bien trop d'elle pour cela.
Comme tu es hypocrite, gamin.
Tellement hypocrite que vient le jour où il propose :
« Épousez-moi. »
Une promesse de fidélité et d'éternel amour. L'occasion pour la dame de s'approprier totalement Cloud, d'en faire son jouet exclusif, de le garder à ses côtés jusqu'à la fin de ses jours. L'occasion est beaucoup trop belle. Quelqu'un comme lui n'a pas de raison de s'intéresser à une vieille femme comme elle, soyons honnêtes. C'est donnant-donnant. Cloud a simplement estimé que c'était ce qu'il y avait de mieux à faire, dans l'immédiat. D'assurer ses arrières.
C'est un gros mensonge.
Une feinte éhontée.
Et pourtant, elle tombe dans le panneau.
C'est ainsi qu'une femme de soixante-dix ans se retrouve à épouser un damoiseau de vingt.
Bah.
Il trouvera bien le moyen de se débarrasser d'elle plus tard.
* * *
Dis, Cloud, tu n'as pas honte de toi ?
Pas honte de tout ce que tu as fait jusque là ?
Si tu n'en parles pas, c'est que toi aussi, tu te rends bien compte que tu ne peux pas être fier de tes actes, n'est-ce-pas ?
C'est d'un meurtre que l'on parle, quand même.
Le gamin s'est vite lassé d'elle. Il ne l'a jamais aimée, de toute façon, il le savait déjà. Mais il aurait pu faire des efforts. Attendre que la nature fasse son œuvre. Ça lui faisait quoi, quelques années à tirer ? Il aurait pu le supporter, parce que sa vie était un havre de paix. Pour un gamin sans rien, le simple fait de pouvoir manger à sa faim et dormir dans des draps chauds est un luxe. Cloud aurait pu continuer ainsi.
Mais la vieille.
Non, c'est vraiment trop.
Ce n'est pas que Cloud a quelqu'un d'autre dans sa vie. Ça se saurait. Il n'est pas du genre à s'attacher facilement aux gens, il a toujours été seul, aussi longtemps qu'il s'en souvienne. Mais tout de même. Ce n'est pas toujours très agréable, d'avoir des relations avec cette femme. Ça commence à faire long, il en a mal. Et il s'ennuie, surtout. L'oisiveté devient vite un poison. Il essaie des choses. Il laisse encore plus pousser ses cheveux, pour s'occuper en jouant au coiffeur. Il se balade dans le quartier en observant les beaux produits qu'il n'aurait jamais pu acheter autrefois, et qui sont désormais à portée de main. Mais cela ne change rien à la situation. Cloud n'a pas envie d'être un de ces riches gens qui se tournent les pouces.
Cloud n'a pas touché à un seul de ses cheveux. Il n'est pas un meurtrier, au fond, l'idée d'ôter la vie à quelqu'un lui est difficile à accepter. Il rêve encore d'un monde où tout le monde pourrait se prendre par la main sans la moindre rancune, sans la moindre jalousie. Il s'est débrouillé autrement. Une poignée de main serrée avec la bonne personne, une somme faramineuse qui ne lui appartient même pas échangée. Quelques mots lâchés innocemment. Et, quelques jours, on retrouve la nouvelle épousée morte. Une autopsie est réalisée ; Cloud est soupçonné. Mais c'est du travail de pro, bien plus que ce que Cloud aurait pu faire par lui-même. Il ne reste pas la moindre trace. Et puis, la vieille avait quelques faiblesses au cœur, son dossier médical le prouve. Le gamin est donc innocenté, du moins officiellement. Et il recouvre la liberté, accompagné d'une belle somme d'argent - l'idiote a modifié son testament en conséquence, scellant ainsi son destin.
Les proches de la femme lui en veulent, c'est certain.
C'est le moment de filer.
* * *
Le temps a passé. De l'eau a coulé sous les ponts.
Cloud est devenu un autre homme.
Personne ne sait qui il était avant - et c'est tant mieux. Un passé aussi lourd ne conviendrait guère à quelqu'un qui passe son temps à sourire avec charme. Il est comme un saltimbanque, il ne peut avoir vécu que dans la lumière. Tes mensonges te perdront peut-être, Cloud. Mais en attendant, tu les maîtrises parfaitement.
Il passe ses journées dehors. Il connaît tout le monde, tout le monde le connaît. Il faut dire que quelqu'un comme lui ne passe guère inaperçu. On le reconnaît à ses kimonos colorés, extravagants, qui feraient sans doute peur aux véritables Japonais amoureux de leur costume traditionnel, mais qui lui vont plutôt bien. D'ailleurs, où se procure-t-il de tels vêtements ? La question demeure un mystère. Comme tout ce qui touche à Cloud.
Il s'est mis à la poésie. Il est mauvais, mais n'en a pas conscience. Du moment que ses vers riment ou disent quelque chose de joli, il est content. Un jour, dit-il, il publiera un recueil. Et tout le monde sera forcé de le lire, car ce sera la seule façon de le comprendre. C'est en effet quelque chose dont Cloud a pris conscience : le fait que la poésie est avant tout un langage crypté. Trouvez le code, et le sens vous semblera subitement plus clair. La poésie, c'est une métaphore de Cloud. Voilà pourquoi il l'aime autant. Si l'on prenait la peine de s'intéresser un tant soit peu à ses vers, on comprendrait bien des choses.
On se rendrait compte que Cloud, c'est un gamin meurtri qui réagit par le sourire.
Qu'il est beaucoup plus doux que ce que l'on croit.
Qu'il est aussi beaucoup plus fourbe et insensible.
Qu'il a peur de la douleur, du froid.
Cloud, c'est cet homme qui ne veut pas montrer celui qu'il aurait pu être. Qui se cache derrière mille manières et rictus qui vous aveuglent. Il est excentrique, voilà tout ce que l'on retient de lui. Et c'est tout ce qu'il veut qu'on sache de lui.