N O C T U R N E ─ ft. Côme

Parmi les nombreuses choses qui figurent sur la liste dont on ne voit vraiment, mais alors vraiment pas Côme réaliser sans avoir une bonne raison de le faire, cette bizarrerie occupe sans doute l'une des premières places.
La bizarrerie en question, c'est de voir Côme encore debout à quatre heures et demi - il fait partie de ces industrieux qui se lèvent tôt et se couchent tard, tout entier pris à leur travail, aussi quatre heures et demi correspond presque à l'heure à laquelle il se lève normalement, encore une demi-heure et l'arnaqueur est debout -, attablé à un bar, sans même un verre à côté de lui. Il faudrait sans doute qu'il se lève pour aller chercher sa consommation, mais en cet instant, il n'en a guère envie. Il est fatigué, mais surtout dans le sens où son corps est douloureux : ses pieds le font souffrir d'avoir trop marché pendant la journée, son dos est un peu trop raide et la posture, peu confortable, est difficile à tenir. Mais nécessaire.
N'importe qui peut voir que Côme n'est pas à sa place dans ce genre d'endroit. Cela tient sans doute à sa façon de regarder les autres, avec l'air légèrement hautain de celui qui condescend à se mettre à leur niveau, mais qui s'indignerait de les voir débarquer à quelque fête très select. L'élégance de son costume, que l'on sent taillé sur mesure pour lui - et si c'est bien du sur mesure, en fait, il n'en était pas le commanditaire... heureusement pour lui, sa carrure est assez passe-partout, et des vêtements qui ne sont pas faits pour lui lui vont à ravir - et dont la préciosité du matériau, la précision de la coupe et la griffe discrète indique que ce vêtement est hors de prix. Bien sûr, Côme n'a rien de véritablement important sur lui. Il porte une discrète chaîne au poignet, plaqué or - pour lui, c'est quantité négligeable - ainsi qu'une montre accrochée à la ceinture par une autre chaîne, et qu'il consulte de temps en temps, plus pour vanter ses privilèges que parce qu'il trouve cela plus pratique que de regarder l'heure sur son téléphone. Enfin, dans son portefeuille, en dehors d'une pièce d'identité - fausse, même si elle affiche son véritable prénom -, on ne trouve qu'une carte bleue, qui coûte relativement cher à l'année - le haut du panier, qui plus est. Bref, tel est l'homme qu'est Côme en cette fin de nuit, et il est bien conscient qu'on le regarde.
Il sourit légèrement. Cela n'a pas d'importance.
Ce qui importe, c'est qu'on n'ira pas le chercher ici. Ce soir, Côme fait profil bas, dû à quelques... problèmes, dirons-nous. Problèmes qui l'empêchent notamment d'arpenter librement les rues et de rentrer chez lui pour le moment. Peu importe. Il peut supporter le manque de sommeil, c'est une vertu que l'on a toujours vanté chez les Kowalski ; être un entrepreneur, c'est savoir privilégier son travail au détriment de sa santé. Même si, pour le coup, c'est plutôt pour ménager sa tranquillité... et, peut-être, sa liberté.
Les gens autour de lui ne peuvent pas imaginer à quel point ses actes sont illégaux.
Mais tant pis ; il est seul et il hésite à aller se resservir quelque chose, car il commence à avoir soif. Il fait trop chaud pour lui : cet amas de corps a tendance à dégager trop de chaleur quand il devient important, et si pour le moment, c'est plutôt calme, la chaleur reste. Étouffant, pour lui ; pourtant, il se refuse à quitter sa veste de costume, ou à passer un instant aux toilettes pour retirer son veston. Surtout pas. Ce serait le comble de l'inélégance.
Son attention est attirée par une jeune demoiselle - sans doute de son âge, pense Côme, mais elle doit faire plus jeune que lui malgré tout, car il a une attitude beaucoup plus adulte qu'elle. Elle lui fait un peu penser à ses adolescents qui se baladent avec de grands casques bien visibles, comme pour montrer à tous qu'ils s'isolent du rester du monde. Côme ne comprend pas trop pourquoi elle est venue le voir. Parce que ce n'est pas pour le virer, non, elle commence simplement par le saluer - et sa voix couvre à peine le bruit de la musique. La musique ne dérange pas Côme ; elle ne correspond pas à ses goûts car elle lui paraît trop plébéienne, mais elle n'est pas désagréable non plus, sinon il ne serait pas resté. Le volume est simplement un peu trop élevé, voilà tout.
Mais elle lui propose un verre et, sans noter le fait qu'elle a pointé du doigt le problème - il n'est pas dans son élément -, il acquiesce doucement.
« Si c'est toi qui me l'offres. » : ajoute-t-il avec un sourire maîtrisé, complice, bref, totalement faux.
On le reconnaît bien là, Côme, le pique-assiette. Il pourrait parfaitement se payer un verre, mais pourquoi le faire quand elle lui en propose un ? Bien sûr, cela ne l'engage à rien. Côme est très doué pour décider quand une action doit être remboursée et quand elle n'a pas besoin de l'être. Curieusement, les mains tendues vers lui tombent toujours dans la seconde catégorie.
Toutefois, il offre quelque chose en retour. Un spectacle que l'on ne voit pas tous les jours. Et Côme a déjà décidé du rôle qu'il allait jouer face à elle. C'est sans doute son air décalé qui lui a donné envie de l'aborder, c'est donc tout naturellement que Côme décide de se concentrer sur cet aspect, et de passer pour un homme qui n'est pas très débrouillard.
« Je ne suis pas un habitué des lieux, cela se voit tant que cela ? » : demande-t-il avec une fausse candeur.
Il est parfaitement capable de répondre à sa propre question. Ce qui ne l'empêche pas de la poser quand même.